Avez-vous pensé à consulter les délibérés des conseils municipaux pour étoffer l’histoire de votre famille ? Certes vous y trouverez tout ce qui constitue les affaires de la commune : le budget communal, l’approbation des projets, la validation des taux d’imposition, la gestion des agents communaux, la rétribution des instituteurs ou du garde champêtre, mais pas que…
En consultant les délibérations du conseil municipal de Lussac-les-Châteaux (ma commune d’adoption et berceau des ancêtres de nos enfants) fin XIXe – début XXe, j’ai découvert des informations qui touchent la vie des familles. En effet, le conseil municipal était par exemple sollicité pour l’attribution des aides sociales (assistance aux familles nombreuses, aux vieillards, infirmes ou incurables) ou des dispenses de service militaire pour cause de soutien de famille. Mes yeux se sont arrêtés sur des patronymes familiers et j’ai ainsi constaté la misère humaine qui pousse les familles à mettre leur fierté de côté pour pouvoir survivre.
Puis au détour d’une page, je suis attirée par la mention « donation de M. Léon Pineau approuvée le 20 janvier 1921 ». Léon Pineau est alors le recteur de l’Académie de Poitiers et je sais qu’il a une affection profonde avec commune puisqu’il y a passé une grande partie de son enfance. La suite de ma lecture va profondément m’émouvoir.
Nous sommes le 17 mai 1920. C’est Charles GIRARD qui est alors le maire de Lussac-les-Châteaux. Ce jour là Monsieur le Maire porte à la connaissance du conseil un courrier qu’il a reçu de M. Pineau :
A la suite, le recteur Pineau déclare qu’il souhaite faire « don à la commune de Lussac-les-Châteaux d’une rente annuelle de 50 francs 3% perpétuel. La dite rente sera affectée à l’achat d’un prix autant que possible un ou plusieurs volumes rappelant la Grande Guerre (1914-1918) et ses héroïsmes – qui sera décernée chaque année, à l’élève sortant de l’école communale après un séjour de trois ans au moins et qui s’y sera distingué par sa tenue, son application, son bon esprit. […]
J’émets seulement le désir que les enfants de l’école, en allant tous les ans, au cimetière, rendre aux Morts pour la Patrie, l’hommage de reconnaissance qui leur est dû, s’arrêtant un instant devant la pierre qui portera le nom de mes enfants et y déposeront quelques fleurs. »
Ce prix devra porter une mention spéciale en hommage à ses deux fils Maurice et André :
Je prends connaissance de ce texte alors qu’avec le Cercle généalogique Poitevin nous préparons une exposition pour nos journées d’échanges qui vont avoir lieu fin septembre 2018 à Bignoux, près de Poitiers. Nous avions décidé de parler du parcours de vie de quelques instituteurs Mort pour la France que nous avions sélectionné parmi ceux qui figurent sur le monument commémoratif de l’Ecole Normale de Poitiers. Nous étions encore dans la commémoration du centenaire de la Grande Guerre. Ce témoignage vient subitement rappeler combien de familles ont été durement touchées durant cette période par la perte d’un être cher et aucun niveau social n’est épargné.
Ainsi, le couple Pineau va être douloureusement affecté par la perte de leurs trois fils :
- René décède de maladie à Poitiers le 12 décembre 1914 à l’âge de 25 ans alors qu’il avait été mobilisé.
- Maurice disparait en mer fin mars 1917 à l’âge de 27 ans. Il avait intégré l’école navale en 1906, puis l’Ecole des officiers torpilleurs à Toulon en 1913. En mars 1917, il était enseigne de vaisseau de première classe à bord du chalutier l’Amérique avec 26 hommes d’équipage. Le 24 mars le patrouilleur quittait Belle-Isle et ne donnera plus signe de vie, disparaissant corps et biens probablement après avoir sauté sur une mine ou torpillé par un sous-marin allemand (Source : « Poitiers 1918 » par Jean-Marie Augustin et Gérard Simmat, La Nouvelle République).
- André est tué à l’ennemi le 25 août 1918 dans un ravin près de la cote 166 (Aisne) à l’âge de 21 ans. Etudiant à la faculté de droit de Poitiers, il s’était mis à la disposition du Préfet de la Vienne. Engagé à l’âge de 18 ans, il a été affecté au 20e régiment d’artillerie, décoré de la Croix de guerre et promu au grade de maréchal des logis au 220e régiment d’artillerie.
Le 31 août 1919, le Préfet de la Vienne accueille le retour des régiments poitevins. Le recteur Pineau déclinera l’invitation qui lui sera adressée : « le courage me manque pour assister à cette cérémonie de retour de nos troupes : aucun de mes fils, à moi, ne revient, et il y a juste un an à cette époque que mon dernier a été tué. »
Pourtant, le dimanche 12 octobre 1919, il préside la cérémonie d’hommage aux instituteurs Morts pour Patrie qui a lieu à l’Ecole normale d’instituteurs de Poitiers, en présence du préfet de la Vienne, du général commandant des armées, de l’Inspecteur d’Académie, des inspecteurs primaires du département, du doyen de la Faculté des lettres, d’un professeur d’histoire de la Sorbonne, et autres sénateurs et directeurs de l’Ecole Normale.
Durant cette cérémonie, probablement très éprouvante pour lui, il interviendra après le discours de M. Chadeyras, directeur de l’école normale primaire de garçon, puis celui de M. Bouglé, professeur d’histoire de la Sorbonne et surtout après la liste funèbre des noms égrenés durant de longues minutes.
Voici comment l’Avenir de la Vienne du 16 octobre 1919 évoque cet instant :
« La parole est maintenant donnée à M. Ligier pour l’appel des instituteurs victimes de la guerre. C’est un instant de poignante émotion ; d’un même élan l’assistance entière se lève et écoute dans un religieux silence les noms qui tombent un à un comme les tintements d’un glas douloureux ; chaque nom évoque un visage connu, parfois pour certains, une image chère ; et de bien des yeux coulent doucement des larmes de pitié que personne ne cherche à retenir. »
Puis M. Ligier entame ainsi son discours : « Notre grande famille a perdu quatre-vingt-dix-huit de ses meilleurs fils. Vous comprenez et vous partagez l’émotion qui m’étreint à la pensée de les évoquer devant vous, dans cette cour d’école ou 60 d’entre eux ont passé trois ans de leur studieuse jeunesse. […] Puissent-ils entendre et agréer l’hommage plein de tendresse et de reconnaissance que nous avons expressément tenu à leurs rendre ici aujourd’hui. »
Liste des instituteurs de la Vienne tombés pour la France cités lors de la cérémonie d’hommage du 12 octobre 1919, à consulter ICI.
Dans cette liste seront nommés les élèves-maîtres, instituteurs ou professeurs passés par l’Ecole normale mais également les enfants d’instituteurs. A ce titre, les fils du recteur Pineau seront également cités.
A son tour, le recteur Léon Pineau va exprimer toute son admiration au corps professoral en ces termes : « […] je veux adresser ici l’expression réfléchie de mon admiration. Admiration pour ceux qui avec tant de vaillance ont lutté sur les champs de bataille ; admiration pour vous aussi qui, retenus à l’arrière par votre âge, n’avez cessé un instant, durant ces cinq années, de prêter votre concours aux œuvres les plus variées, ne ménageant ni votre temps, ni votre peine, donnant l’exemple de la générosité, apportant partout et à tous l’efficace appui de votre sérénité confiante et de votre espoir dans les destinées du pays. Je n’ai garde d’oublier ces mères, ces jeunes femmes, que j’ai vues accepter avec une résignation simplement sublime le dur sacrifice de ce qu’elles avaient de plus cher, de leurs maris, de leurs fils dont elle étaient si fières et à si juste titre et qui refoulant leur douleur au plus profond de leur être, ont continué calmes et dignes, leur dévouement quotidien. »
Je ne vous cache pas que je donnerai cher pour trouver un prix qui aurait été remis à l’un des élèves de l’école primaire de Lussac et qui porterait la mention demandée par le recteur Pineau.
Biographie du recteur Léon Pineau par Elisabeth GUILHEM